15-04-2020
Isabelle Job-Bazille : Chacun est l’ombre de tous[1]
Le virus du Covid-19 n’a pas de frontière ; ni géographique, puisque la quasi-totalité du globe, 180 pays au total, est touchée par l’épidémie entraînant le confinement d’un tiers de la population mondiale ; ni sociale, puisque toutes les couches de la population sans exception sont susceptibles d’être infectées par le virus, même si la forme aiguë de l’infection touche de manière disproportionnée les plus vulnérables, les personnes âgées en particulier. Si le virus ne fait pas de distinction, cela ne veut pas dire que nous sommes tous égaux face à l’épidémie avec des inégalités qui se révèlent au grand jour et un impératif de solidarité sous toutes ses formes.
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En ces temps de crise, la solidarité nationale s’organise. Le respect des mesures de confinement est un acte civique avec des restrictions aux libertés individuelles, indispensables pour freiner l’épidémie et éviter l’engorgement des urgences hospitalières, acceptées par l’ensemble de la population. Même les jeunes, pour qui la distanciation sociale est compliquée à vivre, se montrent solidaires avec les anciens et puisent dans les réseaux sociaux des idées originales d’interactions avec de nouvelles formes de résilience qui s’inventent sur le net. Demain, cette solidarité intergénérationnelle devra trouver en retour un écho sur le front de la lutte contre le réchauffement climatique avec une jeunesse qui demande à ses aînés un sursaut de conscience et de responsabilité pour préserver la planète et ne pas sacrifier son avenir. La crise redonne également l’envie de « faire nation » comme en témoigne l’élan spontané de solidarité à l’égard des personnels soignants applaudis chaque soir par des citoyens reconnaissants. Avant de penser à l’après et de prétendre changer en profondeur nos valeurs sociétales, c’est sans doute l’occasion de porter un autre regard sur tous ces travailleurs de l’ombre (caissières, livreurs, éboueurs, auxiliaires de vie…) qui apparaissent comme les rouages essentiels du bon fonctionnement de nos économies. Ce sont souvent les mêmes qui, rassemblés sous la bannière des « gilets jaunes », avaient le sentiment d’être des exclus de l’intérieur, les mêmes qui peuvent trouver aujourd’hui dans cette reconnaissance de leur utilité sociale une première réponse dans leur quête de respect et de dignité.
Et, comme à chaque nouvelle épreuve, l’union nationale revit malgré quelques fissures. Certains responsables politiques de l’opposition ont des réflexes pavloviens et fustigent la gestion de la crise par le gouvernement en utilisant parfois la rhétorique du mensonge, voire du complot. Le virus devient la parabole de l’ennemi extérieur insidieux et destructeur à l’image des migrants instrumentalisés par les populistes pour attiser la peur et la haine de l’autre. Le retour du thème des frontières témoigne de cette tentation du repli sur soi. Or, pour faire face à cette crise historique, notre humanité ne doit pas se limiter aux frontières avec le besoin de transcender les égoïsmes nationaux pour permettre l’expression d’une solidarité transnationale, notamment à l’échelle européenne.
« L’Europe sera solidaire ou ne sera plus » pour paraphraser Dominique Moïsi[2]. Certes, l’Europe n’a pas de compétence en matière de santé et laisse naturellement les gouvernements gérer les urgences sanitaires et sociales, en leur donnant toute latitude financière grâce à l’activation de la clause dérogatoire générale qui met en suspens les règles budgétaires. Certes, l’impression d’une Europe inutile a bien du mal à résister à la propagande chinoise et sa diplomatie des masques en oubliant parfois les actes de solidarité plus discrets avec un accueil transfrontalier de patients infectés. Certes, la coordination européenne a bien du mal à trouver un débouché financier de taille adaptée mais la Banque centrale européenne, la seule institution fédérale de l’Union, endosse pleinement son rôle de prêteur en dernier ressort. Mais, les mots blessent parfois plus que les actes. Il y a une forme d’indécence à parler d’aléa moral pour s’opposer à toute idée de mutualisation des dettes au moment où les populations meurtries enterrent leurs morts. Ce procès en inhumanité pourrait laisser de profondes cicatrices avec des citoyens désabusés qui se détournent d’une Europe incapable d’empathie ou de compassion, au risque demain de succomber aux sirènes populistes. Faire société devient une nécessité impérieuse avec un vivre ensemble qui suppose une confiance réaffirmée et partagée et un cadre collectif protecteur qui témoigne d’une volonté indéfectible d’unir cette communauté de destin. À l’épreuve d’une crise historique, l’Europe se doit de donner des réponses concrètes sans lésiner sur les moyens pour soulager les pays membres les plus en difficulté en leur témoignant une solidarité sans faille tant dans les mots que dans les actes, sans quoi les forces centripètes, sources d’instabilité à la fois politique, sociale ou économique, pourraient à terme lui être fatales.
Cette Europe solidaire de l’intérieur doit également se projeter vers l’extérieur. Les dégâts sanitaires dans les pays pauvres s’annoncent dramatiques en raison de l’exiguïté des systèmes de santé. Les dégâts sociaux risquent de l’être tout autant. L’effondrement des économies, avec la deuxième lame de fonds de la récession mondiale, laisse présager une explosion de l’extrême pauvreté en l’absence de filets de protection sociale. Au-delà de la morale et de l’éthique qui nous obligent avec un plan d’aide internationale qui doit être à la hauteur des enjeux, il s’agit également d’une mission d’intérêt général pour endiguer la pandémie.
[1] Citation de Paul Eluard
[2] Lutte contre l'épidémie : la leçon de civisme de l'Asie – Les Echos – 21 mars 2020
